Ven 21h17, 1396m: Ollomont. A peine mes gourdes remplies,
j’oublie déjà mon mal au pieds. C’est drôle cette amnésie et cela fait ma force
sur ces courses de longue distance. Je m’assois pour manger un gros plat de
pâtes et décide de passer à l’infirmerie pour faire refaire mes pansements. Ils
ont tout de même 48 heures d’ancienneté. Pendant que j’attends mon tour, je
prépare mon sac pour la dernière section de cette course. Je m’allonge enfin
sur un lit de camp de l’infirmerie et une dame commence à décoller mes
pansements. Elle est surprise : elle dit avec le sourire que je suis dans
les 10 plus beaux pieds qu’elle a vus sur cette course. Cool ! Elle refait
mes pansements, je me lève, je vais terminer de préparer mon départ dans la
zone des douches, sur un banc et … mon nez se remet à saigner !
Je chope un bout de sopalin que j’avais encore dans une poche de mon collant, je me bouche le nez et je retourne à l’infirmerie. Me voyant arriver avec un saignement, j’ai droit à la file prioritaire. Elles sont trois à s’occuper de moi : 1 médecin et 2 infirmières. Il faut dire que je saigne fort. Au bout d’environ 15 minutes, ma narine droite est pleine de pansements hémostatiques. Je suis inquiet pour la narine gauche : je sens comme des bulles quand j’expire. « Pourquoi ne pas mettre de l’hémostatique dans les 2 narines ? » je demande. Réponse de ces dames : « Mais comment allez-vous respirer ?». Je réponds spontanément que je pourrai respirer par la bouche. Ce ne sera pas confortable, mais j’ai l’habitude de gérer une gêne respiratoire en plongée. Elles préfèrent éviter cela et me donnent des compresses à tenir dans une main pour contrôler la narine gauche. Je repars chercher mon sac de course que j’ai laissé dans la zone des douches et … commence un joli saignement de ma narine gauche. A nouveau, file prioritaire et 15 minutes plus tard, j’ai un nez de boxeur et je respire par la bouche.
Ven 23h11, 1396m: Ollomont: c’est reparti, après deux
heures d’arrêt. Au programme une dernière montée de 1311 mètres, avec une pause
au refuge Letey qui se trouve à 2433m, soit 1037 mètres à grimper. Je n’ai plus
que 49 minutes d’avance sur la barrière horaire. Je ne suis pas fier avec mon
gros nez et ma ventilation buccale. J’ai pour instruction de monter très
lentement. Je scrute donc mon altimètre : j’ai décidé de ne pas dépasser
500 m / h sur montée sèche. Après dix minutes de montée, les premières
frontales commencent à fondre sur moi. Pour une fois, je me fais dépasser en
montée…
A peine au-dessus du hameau de Rey, je prends un sentier
qui monte à travers bois, puis débouche sur un alpage. Assez rapidement je me
retrouve dernier, en compagnie d’une fille espagnole, Ana, qui à l’entendre
tousser, semble souffrir d’une bronchite. Mon nez ne saigne pas, mais je
commence à cracher de temps en temps. Après environ 300 mètres de montée, il y
a du sang dans mes crachats. Pas beaucoup au début. Mais arrivé à 400 mètres,
je produis des mollards de sang. Et m…. ! Puis je sens que j’ai la tête
légère et que je ne marche pas bien droit. J’entame une nouvelle phase de tourbillon
de pensées négatives. Mon nez ne saigne pas alors ça sort par la gorge ?
Ou bien j’ai aussi une hémorragie interne vu que je vacille un peu ? Je
suis à 500 mètres de montée. Que faire ? Demi- tour vers Ollomont ?
Je suis à mi-chemin ; autant monter au refuge. Au moins je suis
accompagné. Mais Ana est en aussi piètre état que moi. Dans le pire ce cas, je
peux appeler l’organisation. J’ai enregistré leur numéro d’appel au secours.
Nous continuons à monter sur un chemin d’alpage. La nuit
est claire. Il fait bon. A 600 mètres, Ana tousse et crache. Moi, c’est encore
un gros mollard de sang. Il est énorme celui-là ! C’est un vrai coup au moral. Je
m’arrête et demande à Ana si on ne devrait pas faire demi-tour quand même. Elle
ne répond pas. OK, je suis tout seul… Alors on avance, sachant que la Scopa ne
doit pas être loin. Je fais encore un faux pas, que je rattrape illico grâce à
mes bâtons. Peu après, le chemin
d’alpage traverse une piste. Nous continuons dans la pente sur le chemin et
passons un panneau qui donne le refuge à 40 minutes de randonnée. A 700 mètres
je vois les lumières du refuge. Même si je crache toujours (environ une fois
par minute), mon moral commence à remonter. C’est alors que je remarque que je
crache un peu moins de sang à chaque fois. A 800 mètre, je crache toujours à la
même fréquence, mais il n’y a quasiment plus de sang. Je commence à percuter.
Il doit s’agir de restes de sang qui sont partis dans ma gorge quand j’avais la
tête penchée en arrière à l’infirmerie. Je n’aurais fait qu'évacuer les restes.
Et ces vacillements alors ? Je ne trouve la réponse que 10 minutes plus
tard, quand nous sommes à 900 mètres et que nous distinguons le refuge très
clairement. A cet instant je percute. Mais évidemment ! Pourquoi la tête légère,
les pertes d’équilibre, les yeux qui ont envie de se fermer ? Je connais
ces symptômes. Il s’agit tout simplement de manque de sommeil. Rien à voir avec
mon nez. Je vais m’allonger une heure au refuge et on verra après.
Sam 1h32, 2433m: arrivée au refuge Letey. Enfin ! Je
bois un peu de bouillon et je demande s’il est possible de s’allonger pour
dormir un peu. Une dame me répond que bien entendu, alors je dis à Ana de venir
(elle était assise à une table, la tête dans les bras et commençait à s’endormir)
et notre hôtesse nous conduit dans un dortoir où Ana retrouve ses
« équipiers ». Je m’allonge en surélevant ma tête, en espérant que je
ne vais pas saigner pendant mon sommeil. Pourvu que je ne ronfle pas trop avec
ce nez bouché !
Une heure plus tard, tout le dortoir se lève : 6
personnes. Je suis dans un cirage épais, moi qui me réveille si facilement
d’habitude. J’enfile mes chaussures et je rejoins les autres dans la salle à
manger du refuge, où je retrouve une vingtaine de coureurs. Ca va, je ne suis
pas dernier… Je prends un thé chaud, un peu de pain et du fromage. Je me sens
mieux. J’ai dormi et mon nez n’a pas saigné. Un coureur français demande à voir
ma fiche profil de course. Nous échangeons un peu. J’aime cette ambiance. Tout
le monde dit qu’il faut y aller mais on s’attend tous un peu les uns les autres
pour partir ensemble. Comme si nous ne faisions plus une course. Un Italien
nous dit que la barrière horaire est à 10h00 à Saint-Rhémy. Nous avons donc le
temps. Mais je ne calcule plus les heures, je veux juste partir.
Sam 3h11, 2433m: départ du refuge Letey. Au programme,
274 mètres de D+, puis descente et plat. Autant j’avais de la peine hier soir
pour monter, autant ce matin je me retrouve à doubler et à passer dans le
groupe de tête, sur un sentier qui monte en lacets la côte herbeuse pour
atteindre le col Champillon. C’est fou le bien que peut faire juste une heure
de sommeil.
Sam 3h30, 2707m : arrivée au col Champillon, le
dernier col de cette course! Nous entamons une descente sèche de 877 mètres.
Cela me fait mal aux genoux et aux cuisses. Un coureur me double, un français
qui s’appelle Denis. J’accroche son rythme pour avoir un peu de compagnie qui
parle français. Tant pis pour le mal aux jambes. Nous atteignons les ruines de
l’alpage Crou de Bleintse et entamons une diagonale à mi pente sur de l’alpage.
Dur dur de suivre Denis. A plusieurs reprises je veux décrocher, mais je tiens
bon.
Sam 4h39, 1830m : le chemin rejoint une piste et
nous tombons sur le ravitaillement de Ponteille Desot. Je suis surpris car je
ne surveillais pas mon altimètre. Très sympa ce ravitaillement : un abri
en plein air, 2 tables avec bancs, pinard, divers fromages, charcuterie locale,
soupe. Denis et moi repartons après 15 minutes pour ne pas trop refroidir. Nous
laissons d’autres coureurs qui étaient pourtant arrivés avant nous …
Personnellement, j’aurais bien pris un peu de vin si je ne craignais pas que
mon nez saigne à nouveau.
Sam 5h30 : nous suivons la piste, passons sur un
sentier qui traverse un petit bois et revenons sur la piste. Que c’est long et
ennuyeux. Mais bientôt le soleil de lèvera.
Sam 6h56 : nous sommes toujours sur la piste. Il
fait jour, enfin. On fait des relais avec Denis. D’autres se joignent à nous de
temps en temps. Je prends une photo d’une belle aurore sur les crêtes. Je suis
heureux. On est samedi. Je suis toujours en vacances (référence à mon délire de
retour au travail de jeudi). Je vais la terminer cette course !
Sam 7h25, 1680 m Denis a de soucis gastriques depuis 10
minutes. Il fait un pause gerbe et me demande de le laisser seul. J’ai mal aux
pieds alors j’essaie une petite foulée pour changer … ça marche ! Contre
toute attente, au KM 300, je cours. Je rattrape plusieurs coureurs en m’excusant :
« j’ai moins mal aux pieds en courant ! »
Sam 7h30 Saint-Rhemy est en vue. Cette piste va enfin se
terminer !
Sam 7h42, 1623m Arrivée Saint-Rhemy, sur route goudronnée ;
fausse joie comme souvent sur ce parcours. On continue…. L’arrivée n’est pas dans
le bourg. Je reprends ma course et dépasse 3 coureurs. Deux d’entre eux sont
accompagnés de leur famille qui ont remonté le chemin pour faire les derniers
km ensemble. L’une de famille avertit leur poulain de ma remontée … mais
visiblement il n’en a rien à faire. Moi non plus d’ailleurs. Si notre but était
de faire un classement, on serait déjà arrivé … ou pas.
Sam 7h54 : je rejoins Alain. Incroyable ! Nous
avons commencé la course ensemble. Nous décidons de terminer la course main
dans la main, en courant. Alain me demande d’attendre les derniers mètres avant
l’arrivée pour
reprendre la course.
Sam 7h56 : encore une fausse arrivée : accueil
en musique par une dizaine de locaux qui nous proposent un ravitaillement.
Pourquoi pas : j’ai pris une sardine. Je prends en photo ces gens super
sympa, ce qui leur fait visiblement très plaisir.
Sam 7h59 : arrivée au chef-lieu Saint Léonard. Je
franchis la ligne d’arrivée vêtu de ma veste de finisher UTMB 2006. C’est tout
un symbole pour moi : c’était mon plus gros succès en trail et je viens de
réussir « deux fois plus ».
L’accueil est très sonore. Il y a même des gens en costume.
Comme prévu, Alain et moi franchissons la ligne d’arrivée en courant, main dans
la main. Nos dossards sont enregistrés une dernière fois. Nous passons au
ravitaillement et allons manger, boire et nous reposer à une table au soleil.
Après avoir discuté un moment, j’allume mon téléphone
portable pour envoyer ce message simple à tous les gens qui m’ont
soutenu : « J’ai terminé ! ». Peu après c’est le déluge de
messages de félicitations ! C’est difficile de trouver les mots justes
pour décrire le plaisir que cela m’a fait.
L’aventure est ter-mi-née. J’ai accompli mon rêve,
dépassé mes espérances. Je n’oublierai jamais cette semaine de vie intense, de
communion avec la montagne, de rencontres, de partage, de confrontation avec
moi-même.
Je suis classé 366ème
sur 633 coureurs qui ont pris le départ, sachant que 392 coureurs sont allés
jusqu’au bout du parcours. Ma durée de course est 141h59min, recalculée à 136h29min (-5h30 d’arrêt imposé par l’organisation). C’est la fin de la saison 2012 pour moi. Mes 3 objectifs
sont atteints. Depuis 1997 que je cours, c’est la première fois que je réussis
une saison à 100%.
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